La rencontre... le personnage
Vu par Michel Henri que
Vingt sept ans à ses cotés en rêvant d'abord de capter quelques bribes de son savoir ou de ses secrets, pour comprendre vite que, là, n'était pas la bonne voie, mais celle du laboureur : « étudiez, réfléchissez, travaillez, prenez de la peine ».
Ce fut ensuite l'attachement progressif, la dépendance créée par la passion partagée, l'admiration de celui qui veut savoir pour celui qui sait, la reconnaissance pour ce qu'il reçoit et recevra encore.
Puis, brutalement, une nuit de janvier 1989 la stridence du téléphone, la voix étranglée de chagrin de Branca, Nuno vient de mourir !
Reviennent alors les premières images, l'équilibre d'un bronze équestre de Donatello, la magnificence du mouvement fixé sous le pinceau d'un Velasquez ou gravé par le burin d'un Crispin de Pas, le rythme feutré de ses allures, le rêve passe.
Trente ans plus tôt, je venais de décider de mettre un terme à une longue expérience bauchériste menée sous l'autorité compétente de l'excellent René Bacharach, élève de Beudant, disciple inconditionnel de Baucher.
J'avais été fasciné par son initiation aux grands principes de ses maîtres et par leur partie émergente : la légèreté. Sa culture littéraire et historique de l'équitation était pour moi une autre découverte.
Cependant les résultats très décevants de l'application rigoureuse de la méthode bauchériste, surtout en considérant que mes maîtres l'utilisaient depuis plus de trente ans, commençaient à me poser des questions. L'un d'eux, le colonel Bouhet me dit un jour : « Cet équilibre que nous cherchons, je l'ai vu chez les meilleurs cavaliers tauromachiques avec leurs merveilleux chevaux, mais c'était très empirique. Vous devriez tout de même aller voir de ce côté là ».
Muni d'adresses dont une menait au « sanctuaire », je pris mon billet d'avion lorsqu'un événement inattendu m'obligea à ajourner mon départ. Mon ami Jean Persin, autre bauchériste, m'offrit de partir à ma place. Trois jours après, il était de retour .
« Voici ce que je ramène, qu'en pensez vous ? » me dit-il en extirpant de sa poche un paquet de photos. J'étais stupéfié, j'avais sous les yeux un écuyer et ses chevaux dans les plus belles attitudes classiques de l'imagerie équestre du Grand Siècle.
« Je suis soulagé » me dit alors Persin, « car il sera chez vous demain, il va présenter un cheval à Genève et a accepté de s'arrêter en route,je vais le chercher à Orly et l'amène ici ».
Eteinte la dernière image des films qu'il avait apporté, le général de Champvallier, bauchériste radical, s'incline devant lui :
»Maître, voilà cinquante ans que je vous cherche, je crains que pour moi il soit trop tard », et moi, encore éblouis, lui demande « comment êtes vous ce que vous êtes ? » « Par nos chevaux (ibériques) » me répond il simplement.
Je venais de découvrir la réincarnation des écuyers de Versailles et avec lui le « Cheval des Rois » le pur sang ibérique.
Le manège de Povoa de Santa Adriao
Huit jours plus tard, je matérialisais mon rêve au modeste manège du Maître à Odivelas, banlieue de Lisbonne : deux travées d'une suite de vieux ateliers, l'une de 25x12m, le manège avec sa tribune bureau, l'autre de mêmes dimensions, l'écurie avec une douzaine de chevaux. Le tout d'une simplicité spartiate mais qui m'impressionna autant que le Manège de la Hoffburg sous ses lustres de cristal.
Aussitôt installé dans la tribune, le Maître entama la reprise de Beaugeste au son du concerto de l'Empereur. Je pris alors conscience que ma quête s'achevait et qu'une autre aventure débutait.
A cette époque, Nuno Oliveira avait trente cinq ans. Sa réputation était déjà bien établie auprès des éleveurs et de quelques étrangers résidants. Il travaillait ses jeunes chevaux dès six heures du matin et présentait les plus avancés en début d'après midi. Il reprenait ensuite des chevaux d'obstacles au refus et des chevaux tauromachiques perturbés.
L'ambiance était extraordinaire surtout le soir lorsque les éleveurs rentraient de leurs élevage en tenue de campagne et que quelques officiers de l'Ecole de Cavalerie de Maffra, venaient suivre l'évolution de leurs chevaux.
Messieurs les Ambassadeurs de France et de Suisse montaient régulièrement, la princesse de Barcelone, s¦ur du futur roi d'Espagne, recevait sa leçon. Les enfants qui tournaient en longe, sont aujourd'hui parmi les meilleurs cavaliers du Portugal.
Après que nous eûmes fait part de notre découverte à la presse équestre, les cavaliers arrivèrent du monde entier. Les premiers me reprochèrent ensuite la sérénité perdue, pouvais je garder pour moi le bonheur d'un talent rare, qui, par lui-même aurait suffit tôt ou tard à se propager.
En 1964, le rédacteur en chef de l'Eperon, François de la Sayette, enthousiasmé, décida d'organiser chez moi la présentation de Nuno Oliveira au monde équestre français. Devant la presse, les champions d'obstacle et de dressage, le Cadre Noir, les généraux commandant l'Ecole de Cavalerie, l'Ecole de Guerre, la Fédération Française, en deux soirées de 300 personnes,on projeta ses films et il monta deux de mes jeunes chevaux.
Plusieurs jours après,Mr. Renom de France, président de la F.E.F. me fit part de cette réflexion du général Noiret au Colonel Margot qui était à Tokyo le jour de la réception : « on a vu cette semaine un jeune cavalier portugais chez qui nos écuyers peuvent aller apprendre à monter à cheval ».
L'Ecuyer et l'Homme
Comment expliquer les différentes facettes de ce personnage attachant et difficile. D'un abord ouvert et chaleureux aux nouveaux venus qu'il voulait séduire, il était parfois terriblement ingrat et injuste avec ses plus fidèles amis et élèves.
Il avait les réactions imprévisibles d'un artiste écorché par l'inquiétude. Conscient de son talent et désireux de l'affirmer au monde équestre qui l'ignorait, il se laissait parfois aller à des prestations improvisées et tombait dans des pièges. C'est ainsi que dans un film récemment diffusé, il m'a, pour la seconde fois, fait autant souffrir que voici quarante ans au Gala de la Piste. N'ayant pas de chevaux au point pour répondre à cette invitation prestigieuse, il avait repris le cheval Euclide vendu un an plus tôt, totalement détraqué et ne l'avait remonté qu'une fois avant le spectacle !
Il s'est toujours attaché à monter des chevaux médiocres, un peu par économie mais aussi pour le plaisir de réussir malgré eux. Si les résultats étaient toujours positifs, il ne pouvait tout de même pas faire des cygnes avec des canards.
Il avait raison quand il me disait en parlant d'un mauvais cheval : « connais tu quelqu'un qui aurait pu l'emmener à ce niveau ? » Mais cette attitude naïve le desservait finalement. Il vivait dans un rêve qui l'aveuglait sur les réalités quotidiennes. Très attaché aux siens, il ne voyait pourtant les problèmes de chacun que trop tard.
Cet immense artiste qui aurait du être à l'abri de tout besoin, est mort en Australie sans avoir, sur son compte, de quoi rapatrier son corps. Son fils Joao a du vendre ses chevaux d'instruction pour payer le grainetier. Tout cela après vingt ans d'une carrière internationale.
Son attitude était toujours dominante, si quelque chose lui déplaisait, il regardait son interlocuteur à pied ou à cheval sans le voir, comme s'il était transparent.
Alors que nous allions voir un cheval au jockey club de Lisbonne, l'écuyer du manège qui le montait dans une certaine incohérence nous fait signe de nous asseoir. Le maître reste debout et au bout de quelques minutes, hautain, se tourne vers moi et me dit à haute voix : « tu comprends ce qu'il fait ? Moi, pas !
A mes premiers séjours, il vint toujours me chercher à l'aéroport et je l'ai vu, à cheval dans son manège, ne pas répondre au salut d'un visiteur très important qui avait fait du bruit en montant l'escalier de la tribune.
Ce portait qui sera approuvé par certains sera contesté par d'autres qui auront apprécié son urbanité, sa gaieté, sa simplicité et sa gentillesse. Tout cela était une question de climat, de présentation. S'il discernait dans l'oeil de son interlocuteur, stagiaire ou simple visiteur l'éclat de l'admiration, il devenait le plus agréable et le plus simple des hommes.
Parmi la douzaine d'entre nous, dont son fils Joao, cavalier digne de son père, tous disciples sincèrement respectueux au long des trente années où nous ne cessâmes de bénéficier de son enseignement puis de ses conseils, aucun n'échappa à ses foudres. Soit que nous ayons commis un ouvrage écrit, produit un de nos chevaux dans un spectacle quelque peu important ou participé à une manifestation médiatisée, la tension montait puis s'apaisait sur un « Tu sais que je t'aime », viril et repentant. De même qu'il lui arrivait d'opposer quelques considérations très dures à notre encontre à quelqu'un qui nous louait, de même il en mis un autre à la porte qui critiquait mon équitation.
Il avait ceci de remarquable et qui tempérait ses excès, c'est que contrairement à bien d'autres chefs d'écoles artistiques qui dissimulent toujours une partie de leur savoir, il ne pouvait nous voir en difficulté sans s'acharner à nous en sortir.
Il est le seul écuyer que je connaisse qui toute sa vie,dans son enseignement, démontra ce qu'il attendait de ses élèves en montant leurs chevaux, sans jamais les abandonner avant qu'ils n'aient eux-mêmes atteint l'objectif fixé.
Il ne s'attachait pas à l'importance sociale de ceux qui venaient à lui et il fut toujours trop peu intéressé à ce qu'il pouvait financièrement obtenir par son talent et sa réputation qui devint vite internationale. Je l'ai vu conserver gratuitement quelques semaines de plus, de jeunes élèves à bout de finances, offrir un cheval à un sous-maître de Saumur qu'il avait apprécié lors de son stage. Il fut pauvre sa vie entière et, mis à part son manège dans une campagne isolée, il ne posséda et ne laissa rien.
Sa satisfaction fut évidente lorsque le général Durand alors Ecuyer en Chef à Saumur, le pria de visiter régulièrement l'Ecole ; de même lorsque peu de temps avant sa disparition, à la demande du Docteur Klimcke, multiple champion olympique et mondial, j'organisais une rencontre entre ces deux très grands et très différents cavaliers. A son retour Klimcke me déclara « votre Maître est certainement le plus grand cavalier d'école que j'ai connu, c'est dommage qu'il n'ai pas de chevaux digne de lui ».
Nos relations ont été émaillées de ces orages, manifestations d'une tension qui le minait et qui l'a isolé dans les dix dernières années de sa vie. Lorsqu'on lui proposa la direction de l'Ecole Portugaise d'Art Equestre, il en fut touché mais la refusa au nom de son indépendance et de ses engagements à l'étranger. Il recommanda pour cette noble tâche le docteur Guilherme Borba, le meilleur d'entre nous, qui a contribué à l'élever au niveau d'une institution de classe internationale, mais chaque fois que l'on évoquait l'Ecole en sa présence, on provoquait une réaction peu amène et très injuste qui dissimulait une douloureuse frustration.
Très loin de la compétition, ses préoccupations ne portaient pas tant sur la taille, les allures ou le modèle des chevaux mais beaucoup plus sur la sensibilité extrême qu'il qualifiait de finesse.
Une de ses ferventes admiratrices dont la fortune n'avait d'égale que le charme et la générosité, m'ayant entendu déplorer la situation de sa cavalerie, vint me voir à Paris pour me dire : « Choisissez deux chevaux de premier ordre, je les règle et lui confie à vie ». J'ai du lui expliquer qu'il détecterait le complot et n'accepterait pas les chevaux.
Quelques temps après cette personne disparue tragiquement et je lui révélais cette anecdote un peu pour sanctionner son comportement. Il me pris par les épaules et me dit en souriant : « tu me connais bien ».
C'est ainsi qu'il nous a privé du rare spectacle de la conjonction de son talent avec des sujets d'exception.
Michel Henriquet